Disparition tragique
Le Marcel a disparu !
Comme un cri dans la matinée à encore ensommeillée, le cri recommence : Le Marcel a disparu !
Quel émoi autour de la belle éplorée, le Marcel a disparu. Et qui sait s’il n’est pas mort, un accident est si vite arrivé, la grand-route pas si loin, ou alors, vous ne pensez-pas qu’il aurait pu se faire enlever ? assassiner ? massacrer ?…
La Jeanne est en larmes. Il faut mener une enquête ! Les voisins parlent tous ensemble, et chacun y va de son explication. Il y a bien le Claude qui dit qu’à la tombée de la nuit, il a vu Monsieur Burtou tourner autour du Marcel avec un gros gourdin dans la main, mais personne ne lui prête attention. Chacun sait bien que le Claude dit toujours comme ça, n’importe quoi. Et surtout, chacun sait aussi que Monsieur Burtou aime bien le Marcel, il l’invite même à manger régulièrement, lorsque Madame Burtou ne peut pas le faire. Non, vraiment, le Claude ferait mieux de se taire.
Par contre, tout le monde tend une oreille à la fois compatissante et malveillante vers la Gertrude. C’est que la Gertrude, elle le connaît bien le Marcel. Elle a été son amante pendant si longtemps quand il était jeune, avant qu’il ne lui préfère la Jeanne. Même si, de temps en temps, il met son point d’honneur à célébrer parfois son corps grassouillet et affriolant, comme avant.
C’est cela l’explication. La Jeanne, elle est trop maigre, ce n’est pas une poule pour lui. Lui, c’est un mec, un vrai, avec des cuisses belles et musclées, et une gueule ! à faire pâmer toutes les belles qui passent dans ses alentours. Et quand il reviendra, ça sera avec moi, moi qui ai des formes et un derrière à faire baver un saint, un vrai croupion.
Oui mais bon, le Marcel a disparu, et même pour les beaux yeux de la Gertrude, il ne reparaît pas. L’enquête est menée rondement, mais sans résultat. On n’ose pas déranger Monsieur et Madame Burtou. Ils ont des invités ce midi. C’est sûr, si ce soir, le Marcel n’est pas rentré, il faudra bien le leur faire savoir. C’est qu’ils l’aiment tellement le Marcel… ils vont être bien tristes et sûrement même très en colère, et alors, on verra bien ce qu’on verra. Ça ne va pas se passer comme ça et celui qui a fait disparaître le Marcel, il va s’en mordre les doigts et sûrement aussi mordre la poussière. Et puis, il verra aussi les gendarmes.
Car c’est sûr et certain maintenant, le Marcel n’est pas parti de son plein gré. Il serait revenu pour le déjeuner. Il ne rate jamais un repas, il est trop bon vivant pour ça.
Évidemment, vous ne voyez pas ce que je veux dire, mais si vous l’aviez entendu, du matin au soir. Toujours le premier debout et le dernier couché, toujours là à chanter et toujours enchanté. Souvent, pour le plaisir autant que pour se faire admirer, il grimpe lestement ici ou là et pousse sa voix dans un air gascon que son père chantait avant lui. Et là, plus de chant, plus de rire.
Le silence maintenant est si perceptible !
Le Marcel a disparu…
Les invités de Monsieur et Madame Burtou repartent dans un concert de mains levées et de klaxons emballés. Une délégation se prépare à aller demander une audience à Monsieur Burtou, mais celui-ci entre dans sa maison sans s’apercevoir que la Jeanne est en pleurs et que la Gertrude est inquiète dans un coin. La délégation n’ose pas se faire entendre. Pour cela, il faudrait frapper à la porte et entrer dans la maison. Ils savent bien tous que Madame Burtou ne veut pas d’eux dans la maison. La dernière fois, elle les a même chassés à grands coups de balai.
Seulement voilà, le Marcel a toujours disparu !
Tiens, la porte de la cuisine s’ouvre, c’est Madame Burtou qui tient une assiette à la main. Elle appelle Hector et la lui donne. Hector est content, il aime bien la cuisine de Madame Burtou, si fine, si raffinée, toujours de terroir, avec les produits du jardin, les fayots qui font péter, les carottes craquantes et fondantes à la fois, et du chou à garbure qui fait claquer la langue au palais, rien que de plaisir. Oui Hector est bien content. Tellement content qu’il en oublie de prévenir Madame Burtou de la disparition du vieux Marcel.
Comme à son habitude, au lieu de se précipiter sur l’assiette, il commence à sentir son contenu. Il lève la tête, regarde ses amis et recommence, les yeux fermés. Dans l’assiette, un reste de coq au vin. De la viande d’un rouge sombre, presque noir, reste encore accrochée à l’os nettoyé par des heures et des heures de mijotage dans une sauce au Cahors épaisse et goûteuse à souhait. Des lamelles d’oignons transparents nagent tranquillement entre les baies de genièvre de Gascogne et le petit clou de girofle. Les tendres pommes de terre s’écrasent en douceur sous l’action de la chaleur, et font ressortir le blanc laiteux des rondelles d’ail de Lomagne. L’odeur est si divine, à faire suer les papilles. L’odeur est si parfaite, l’odeur est si…, l’odeur est…, comment dire…
Et soudain, la révélation. Venez donc vous autres, venez, je sais maintenant ou est passé le Marcel ! s’écrit Hector en se régalant du coq au vin pendant que tous viennent à lui.
Il est vite entouré d’une foule curieuse et silencieuse. Seule la Gertrude boude dans son coin. S’il revient le Marcel, elle saura bien le reprendre à la Jeanne, mais la Jeanne elle, retrouve le sourire, on a des nouvelles de son Marcel.
Hector les regarde tous et saisi délicatement l’os dénudé, seul rescapé de l’assiette. De sa puissante mâchoire canine, il le brise d’un coup sec et sourit. Hum, Quel délice !
Maintenant, le Marcel, il est dans mon estomac. Il était peut-être vieux, mais quel coq parfait pour faire cuire au vin !
Et la basse-cour en émoi regarde le Claude. Ainsi le gourdin, c’était vrai !